[Europe] Stratégie européenne pour l’innovation : que dit le rapport Draghi 2024 ?
Le rapport Draghi 2024 fait état du statut de l’Europe et de sa compétitivité dans l’économie mondiale, et identifie plusieurs défis majeurs à relever. Parmi ceux-ci, l’innovation et les nouvelles technologies. En effet, l’Europe est aujourd’hui en perte de vitesse en matière de productivité. Afin de rester compétitif, il est donc nécessaire pour l’Union européenne d’innover et de gagner en leadership sur les nouveaux marchés, encore aujourd’hui inexplorés.
Qu’est-ce que le rapport Draghi, quelles grandes thématiques pour le rapport de 2024 ?
Le rapport Draghi, du nom de Mario Draghi, économiste, ancien président de la Banque Centrale Européenne, et ex premier ministre Italien, est un rapport d’expertise sur la compétitivité Européenne dans son ensemble.
Paru en septembre 2024, le rapport (disponible ici) a été rédigé par Mario Draghi, accompagné de vingt-trois experts et un large consortium alliant organisations internationales, institutions européennes, associations et entreprises privées. Ce rapport, à destination des décideurs européens, au sein de pays membres et des institutions européennes, a été présenté avec Ursula Von Der Leyen, présidente de la Commission Européenne. Il dresse un constat alarmiste pour l’Europe : perte de compétitivité, baisse de la productivité comparée de nos économies face à la Chine et aux Etats-Unis, perte d’autonomie en matière d’approvisionnement en matières critiques, silotage jugé excessif de certaines politiques nationales…
Le rapport insiste sur la nécessité de réformer de nombreux pans de l’Europe, tout en conservant ce qui constitue la force du bloc européen aujourd’hui encore : système éducatif, justice sociale et économique, décentralisation relative et excellence dans le secteur tertiaire.
Rester compétitif nécessitera un investissement public accru pour atteindre 5% du PIB européen par an, un volume jamais vu, doublant celui du plan Marshall (moins de 2.5% du PIB annuel).
Parmi les chantiers identifiés, le rapport Draghi insiste sur:
- Le regain de compétitivité en matière d’innovation et de technologie
- La mise en place d’une stratégie de Décarbonation et de transition énergétique
- La sécurisation de la chaîne d’approvisionnement critique pour le maintien de la souveraineté européenne
- La réforme des institutions et des mécanismes financiers pour fluidifier la coordination et faciliter l’investissement privé.
L’Europe en perte de vitesse en matière de productivité et d’innovation
Selon le rapport, l’Europe souffre aujourd’hui d’un retard sur la Chine et les Etats Unis en matière de productivité du travail. En causes principales, le rapport souligne le ralentissement de la croissance démographique (avec une perspective de 3 retraités pour 1 actif à l’horizon 2050), et le retard en matière de digitalisation du monde du travail. Face à ces constats, le rapport insiste sur la nécessité pour l’Europe d’innover. Cependant, en termes d’innovation aussi, l’Europe enregistre un retard sur ses compétiteurs : les Etats-Unis investissent dans l’innovation, chaque année, deux fois plus que l’Europe en point de PIB. A l’origine de ce retard, le rapport cite un financement privé insuffisant, et des financements publics répartis de manière non-optimale.
Le secteur privé européen est dominé par les mêmes acteurs, issus des mêmes secteurs, depuis 60 ans: Automobile, industrie Pharmaceutique, et, plus récemment finance. Au contraire, Outre-Atlantique, l’émergence de l’industrie des hautes technologies a, sur la même période temporelle, entrainé la création des 3 plus grandes entreprises Américaines actuelles. Cette stagnation dans la hiérarchie des secteurs en Europe constitue, selon le rapport, un frein à l’innovation et à l’investissement dans la R&D. De plus, même parmi ces industries, l’Europe perd des positions face aux capitaux privés américains qui entraînent des pertes de parts de marché, notamment dans l’industrie pharmaceutique.
Autre constat du rapport, le financement public de l’innovation en Europe ne semble pas être alloué de façon optimale. Si l’investissement total européen est comparable à l’investissement total Américain, le rapport explique les différences de résultats par deux constats :
- L’Europe ne centralise pas suffisamment les investissements publics. La décentralisation du budget Européen n’attribue que 10% du financement total à l’échelle Européenne, celui-ci est donc, selon l’article, moins impactant que les Subventions fédérales Américaines.
- De plus, si le programme Horizon Europe reste une initiative de taille, avec un budget de 100Milliards € sur 7 années, la longueur des procédures d’obtention, l’éclatement du budget et le manque de fonds dédiés à l’innovation de rupture (256 millions pour Pathfinder en 2024 contre 6B $ pour APRA/DARPA aux US) portent préjudice à l’impact de ce fond pourtant à fort potentiel.
Commercialisation de l’innovation : complexité du système Européen
Selon le rapport, l’innovation Européenne ne souffre pas seulement de lacunes sur la phase d’idéation mais également dans sa phase d’accélération et de « go-to market ». Les financements publics comme les European Institutes for Technology, ou le mécanisme grande échelle Innovation Fund, ne suffisent pas aujourd’hui, selon le rapport, à développer des dynamiques suffisantes. Entre manque de capitalisation sur le marché, problèmes structuraux de croissance pour les start-up Européennes et réglementations contraignantes, le rapport questionne l’écosystème d’innovation européen dans son ensemble.
Pour le financement, les start-ups ont besoin d’une participation privée lors de leurs levées de fonds, et le marché du Venture Capital (VC) Européen est faible : 5% du marché mondial, comparativement aux US (52%) et à la Chine (40%). Ce constat est valable pour toutes les étapes du VC (Seed-Early Stage-Later Stage), où l’Europe accuse un déficit moyen de 80% par rapport aux US. Si l’Europe est parvenue, entre 2007 et 2021 ,à créer 147 start-ups qui deviendront par la suite des licornes (valorisation de plus d’un Md€), plus de 40% d’entres elles délocalisent, notamment aux US, pour leurs levées. Par ailleurs, ce marché d’investisseurs privés est insuffisamment connecté aux clusters d’innovation, et notamment aux clusters académiques, acteurs majeurs de la recherche fondamentale. Par conséquent, la propriété intellectuelle Européenne est considérée par le rapport comme une opportunité insuffisamment exploitée.
La où la capitalisation de marché est insuffisante, le rapport remet en cause la question de la demande. Selon celui-ci, la taille du marché est notamment due à un cadre structurel et règlementaire non-propice à l’innovation, rendant le marché moins rentable que ses équivalents internationaux. Du point de vue géographique, la nature éclatée de l’Europe entraîne des contraintes règlementaires et fiscales qui freinent le développement international d’une entreprise et de ses projets. Or c’est en grandissant que les économies d’échelles se développent et que la technologie est adoptée. A ce frein structurel, s’ajoutent des contraintes réglementaires coûteuses pour les jeunes entreprises, notamment des hautes technologies.Le rapport insiste sur la difficulté pour une start-up de faire face à des problématiques de gestion de la propriété intellectuelle, les régulations nationales contraignant la création de filiales. S’y ajoute la récente parution de l’IA ACT, particulièrement ambitieux mais complexe à naviguer pour les entreprises. Du côté de l’industrie pharmaceutique, c’est notamment sur les temps de validation (+25%) des nouveaux médicaments, les restrictions GDPR pour l’usage de l’IA pour l’entrainement des modèles que l’Europe prend du retard sur les US.
Les hautes technologies : un enjeu de compétition économique et de souveraineté pour l’Europe
Les hautes technologies constituent, selon le rapport, l’un des enjeux majeurs du regain de compétitivité de l’Europe. C’est aussi l’un des secteurs où l’Europe accuse le plus grand retard en termes de croissance vis-à-vis des Etats Unis (-0 .02% de croissance annuelle sur ce secteur). Ce retard impacte négativement, selon le rapport, la compétitivité sur certaines briques technologiques, comme le Cloud, où les US ont pris trop d’avance, mais où l’Europe doit continuer à investir pour des raisons de souveraineté. De nouvelles opportunités émergent pour les années à venir et l’UE doit viser une part de marché conséquente. C’est notamment le cas de l’Intelligence Artificielle. En effet, la digitalisation est vue comme un facteur de regain de productivité, et le rapport souligne le potentiel de la GenIA qui peut s’intégrer à la maille des industries, dans les secteurs de la santé (combinaison chimique), l’automobile (optimisation de l’inventaire, réduction de la perte de puissance), de la mobilité publique (notamment maintenance prédictive et optimisation des itinéraires pour la productivité des transports) ou pour l’énergie (Grid & Load management). L’Europe estime à 200Milliards€ l’investissement nécessaire pour le développement des réseaux 5G sur le territoire d’ici 2030, le programme Connecting Europe Facility-Digital est aujourd’hui en retard en termes de volume à investir dans ce domaine, or les investissements pour les modèles d’IA sont exigeants en réseau et en fonds, dont les entreprises risquent de manquer. Pour finir sur l’innovation et l’IA, le rapport nuance tout de même le potentiel transformant de l’IA qui est aussi assorti de défis en matière de stabilité et de justice sociale. L’IA faisant peser une menace sur une partie de la main d’œuvre qualifiée, il est par conséquent nécessaire pour l’Europe de contrôler son développement afin simultanément de favoriser l’innovation, tout en conservant un cadre réglementaire robuste qui assure la justice sociale.
Le plan de regain de compétitivité européenne en matière d’innovation
Face aux constats du rapport en matière de perte de compétitivité sur la productivité et l’innovation, plusieurs propositions sont avancées.
Le rapport préconise la réforme des mécanismes publics et privés de financement de l’innovation. A l’échelle Européenne, il encourage une révision des enveloppes pour revoir des priorités communes, centraliser et faciliter l’innovation disruptive (renforcer le mécanisme Pathfinder). Le rapport encourage l’European Innovation Council (EIC) à s’inspirer de son homologue Américain, l’ARPA dans sa structure. Pour cela, le rapport préconise une structure moins bureaucratique et le recrutement de chercheurs dans des rôles de project officer pour infuser de la connaissance technique derrière les décisions de financements. Le rapport suggère de doubler l’enveloppe du programme Horizon Europe (200Md€ au lieu de 100 pour 7 ans), ainsi que celle de l’European Research Council, pour soutenir la recherche académique européenne et multiplier les initiatives sans diluer le financement des projets. Des initiatives comme l’Innovation Fund, s’inscrivant en aval des enveloppes précédentes, doivent quant à elles persister et le rapport mentionne leur efficacité.
En termes de financements privés et de commercialisation de l’innovation, le rapport suggère le développement d’un écosystème propice aux Venture Capital et la circulation des capitaux pour l’innovation. Là où l’Europe permet le financement de grands groupes, son fonctionnement n’est pas jugé efficient pour les entreprises en seed et early stage. Il est donc recommandé de travailler à attirer VC et business angels sur le territoire pour maximiser l’accès à la dette pour ces entreprises. Pour les marchés, le rapport mentionne aussi les hautes exigences de la directive Solvency 2, qui sont à reconsidérer pour réduire les capitaux minimums requis, et faciliter l’investissement. Concernant les institutions financières, plus de coordination entre l’European investment Fund & l’European Investment Bank (EIB) semble nécessaire pour permettre, selon le rapport, des actions sectorielles. Pour finir, le groupe EIB devrait pouvoir co-investir avec des capitaux privés.
Pour un regain de compétitivité dans l’innovation, et capitaliser sur la propriété intellectuelle européenne, le rapport recommande plus de redistribution de revenus sur la propriété intellectuelle, permettant aux inventeurs de devenir des investisseurs, par la suite. De plus, le rapport suggère de simplifier et uniformiser le dépôt de brevet Européen pour éviter les frictions entre les pays européens et permettre la croissance des entreprises.
Dans la continuité de cette démarche de simplification, le rapport suggère d’une part, une analyse de la législation applicable au développement international des petites entreprises, et de distinguer ce qu’il faut imposer à toutes et ce qui doit n’incomber qu’aux grandes entreprises. De plus, le rapport recommande la création du statut jeune entreprise innovante (Young Innovative Company), permettant une distinction, comme elle existe en France. Ce statut, proposé par le rapport, uniformisera le droit et l’accès aux marchés dans tous les pays d’Europe, et abaissera les coûts d’accès à la propriété intellectuelle en suivant une règlementation spécifique.
Pour finir, le rapport fait de nombreuses propositions pour le regain de compétitivité dans le secteur des hautes technologies. Sur le marché de l’infrastructure réseau, le rapport encourage la mise en place d’initiatives Européennes communes, notamment en créant des entreprises européennes pour ce secteur et en favorisant la participation des Very Large Online Plateforms dans le financement de ces chantiers. Pour l’IA, l’Europe doit permettre plus d’accès aux réseaux & super calculateurs pour baisser les coûts, en renforçant notamment le dispositif existant EURO-HPC. Par ailleurs, l’Europe doit promouvoir la coordination entre les industries de différents secteurs pour un meilleur partage des données. Le rapport recommande par ailleurs la création du « AI vertical Priorities Plan » détaillant, pour 10 secteurs stratégiques à définir, des usages communs à ces acteurs. L’objectif étant, de développer et mettre à disposition des supports en open-data aux acteurs de ces secteurs, pour entraîner les IA, et abaisser le coût des modèles prédictifs.
Pour le Cloud, autre enjeu critique pour les hautes technologies, le rapport constate un retard non rattrapable de l’Europe sur les États-Unis, cependant, celui-ci exprime tout de même la nécessité de développer des solutions Européennes, pour des raisons de souveraineté. Pour les secteurs publics et les infrastructures critiques, le rapport encourage donc la rédaction d’appels d’offres qui favoriseront les solutions locales. Du côté du secteur privé, c’est au contraire la productivité que priorise le rapport, en encourageant l’abaissement des barrières transatlantiques pour permettre de travailler efficacement.
En conclusion, le rapport Draghi constate un décrochage européen en matière de productivité, au-delà des explications structurelles, c’est sur l’innovation et les hautes technologies que le rapport insiste. Pour regagner du terrain, l’Europe devra réformer son approche du financement de l’innovation, tant pour attirer les investisseurs privés, qu’en renforçant l’effort public pour l’innovation disruptive et pour le développement de l’IA. Le rapport suggère que ces politiques doivent s’accompagner de la création d’un écosystème règlementaire favorable à la création, puis la croissance de nouvelles entreprises innovantes.